Go Sport incarne l’une des histoires les plus fascinantes et tumultueuses de l’entrepreneuriat français dans le secteur du sport. Née dans les années 70 à Grenoble, cette enseigne a connu un parcours extraordinaire fait de croissance spectaculaire, d’innovations pionnières, mais aussi de difficultés majeures qui l’ont menée jusqu’au redressement judiciaire en 2023, avant son rachat par Intersport. Cette saga entrepreneuriale, riche d’enseignements, illustre parfaitement les défis auxquels font face les entreprises traditionnelles à l’ère du digital et de la mondialisation.
Les origines : une aventure familiale dans l’effervescence post-JO
L’histoire de Go Sport débute en 1978, dans un contexte particulièrement propice au développement du commerce sportif en France. C’est à Grenoble, encore imprégnée de l’esprit des Jeux Olympiques d’hiver de 1968, que les frères Léon et Lucien Odier, originaires de Baugé dans le Maine-et-Loire, décident de créer leur enseigne.
Ces deux visionnaires avaient déjà fait leurs armes dans le secteur. Dès 1961, ils avaient ouvert leur premier magasin, Tolbiac Sport, au 66 avenue d’Italie à Paris. Devenus rapidement les plus gros vendeurs d’équipement de camping d’Ile-de-France, ils développent leurs affaires et créent la première centrale d’achat d’articles de sport en France.
En 1965, les frères Odier fondent leur première enseigne spécialisée Team 5 (natation, tennis, sports de ballon), s’implantant en pionniers dans les centres commerciaux, une approche révolutionnaire pour l’époque. Cette vision avant-gardiste de la distribution sportive les positionne comme des précurseurs du retail moderne.
La création officielle de Go Sport en 1978 s’inscrit dans cette logique d’innovation. Le nom même, Go Sport (certaines sources évoquent « Grenoble Olympique Sport »), reflète l’ancrage grenoblois de l’entreprise et l’héritage olympique de la région. L’année suivante, en 1980, les frères Odier complètent leur dispositif en créant l’enseigne Courir, spécialisée dans le streetwear et la chaussure de sport, anticipant la montée du phénomène sneakers.
L’expansion et la structuration : de l’artisanal à l’industriel
La première phase de croissance de Go Sport s’accélère véritablement en 1983, lorsque le groupe de distribution grenoblois Genty-Cathiard se porte acquéreur de l’enseigne. À cette époque, Go Sport ne compte que 11 points de vente, mais le potentiel est énorme. Genty-Cathiard, qui possède déjà les supérettes Genty et la Société Alpine de Sport, apporte la structure et les capitaux nécessaires à l’expansion.
Le siège social s’implante alors définitivement à Sassenage, près de Grenoble, marquant l’ancrage territorial de l’entreprise. Cette période voit Go Sport devenir rapidement le leader national avec 25 magasins répartis sur le territoire français. L’ouverture du magasin K’Store cours Berriat à Grenoble, puis celui de Grand’Place, qui devient le plus grand magasin de sport de l’époque, témoigne de cette ambition.
En 1986, Go Sport franchit une étape symbolique en entrant au second marché de la Bourse de Paris. L’opération met 82 000 titres en vente, représentant 10% du capital au prix de 300 francs. À cette époque, l’entreprise emploie 339 personnes et affiche un chiffre d’affaires de 360 millions de francs, des chiffres qui témoignent d’une croissance solide.
L’année 1987 marque un tournant international avec l’implantation de Go Sport à Los Angeles, démontrant les ambitions mondiales de l’enseigne. Parallèlement, le distributeur réalise plusieurs acquisitions stratégiques : les magasins Sparty de Darty, Fnac Sport, et Sport Sud (une autre création des frères Odier). Ces acquisitions portent le nombre de magasins à 54 sous l’enseigne Go Sport.
Les années fastes : l’âge d’or et la consolidation du marché
Les années 90 et 2000 correspondent à l’apogée de Go Sport. L’enseigne capitalise brillamment sur les grands événements sportifs, particulièrement la victoire de la France en Coupe du Monde de football en 1998. Cette année-là, le chiffre d’affaires avoisine les 380 millions d’euros, et l’entreprise compte 85 magasins en France et plus de 3 000 salariés.
En 1990, un événement majeur restructure l’actionnariat : le groupe Rallye, dirigé par Jean-Charles Naouri, rachète Genty-Cathiard. Go Sport devient ainsi une filiale de ce groupe de grande distribution, qui lui apporte une nouvelle dimension financière et stratégique.
Cette période dorée se caractérise par une expansion géographique ambitieuse. Go Sport ouvre des magasins dans les grandes métropoles françaises comme Lyon, Marseille et Lille, s’installant systématiquement dans des emplacements stratégiques : centres commerciaux et artères principales. L’enseigne se positionne comme pionnière dans l’introduction de nouvelles marques sur le marché français et anticipe les tendances émergentes en proposant des équipements pour des sports nouveaux comme le paddleboard ou le crossfit.

Le développement international s’intensifie avec des ouvertures en Europe (Espagne, Pologne, Portugal) et au Moyen-Orient (Dubaï, Arabie saoudite). La Pologne devient même un marché clé, représentant 8% du chiffre d’affaires du groupe avec 24 magasins, où Go Sport s’impose comme numéro 1.
L’année 2000 marque une étape de consolidation majeure avec la fusion officielle des enseignes Go Sport et Courir sous l’égide du groupe Rallye, créant le « Groupe Go Sport ». Cette fusion permet d’optimiser les synergies entre les deux marques tout en préservant leurs identités respectives.
L’innovation digitale et les tentatives de modernisation
Conscient des enjeux de la transformation digitale, Go Sport s’engage dès les années 2010 dans une stratégie omnicanale ambitieuse. En 2015, l’enseigne déploie des bornes e-commercedans 40 de ses magasins représentatifs, donnant accès à plus de 200 000 références en ligne. Ce projet, mené en étroite collaboration avec les équipes de terrain, vise à fluidifier l’expérience client en supprimant la barrière entre digital et physique.
La stratégie digitale s’intensifie en 2017 avec une croissance de 60% du chiffre d’affairessur les canaux en ligne. L’enseigne lance une marketplace exposant plus d’un million de références et développe des services innovants comme le click & collect et l’équipement des vendeurs avec des tablettes. Ces outils permettent aux conseillers de renseigner les clients sur la disponibilité des produits et de commander en cas de rupture de stock.
En 2018, Go Sport pousse encore plus loin l’innovation en proposant un service de coaching personnalisé sur rendez-vous. Les clients peuvent désormais prendre rendez-vous en ligne avec un conseiller expert pour un accompagnement personnalisé en magasin, une approche qui anticipe les attentes de personnalisation de l’expérience client.
Parallèlement, l’enseigne modernise son identité de marque en 2019 avec un nouveau positionnement centré sur « le sport au cœur de la marque ». Cette refonte s’accompagne d’une nouvelle approche des points de vente avec des espaces repensés : cabines d’essayage transformées en salons d’essayage, création de zones « Le Club » dédiées à la pratique sportive, et lancement des « GO Coaching » – sessions de sport gratuites en magasin.
Les partenariats stratégiques et le marketing sportif
Go Sport développe une stratégie de partenariats ambitieuse pour renforcer sa légitimité sportive. En 2011, l’enseigne devient partenaire officiel de la Fédération française d’athlétismepour trois ans. Cette collaboration permet à Go Sport d’associer son image aux valeurs de performance et de dépassement de soi portées par l’athlétisme français.
Le partenariat le plus emblématique reste celui conclu avec le Paris Saint-Germain en 2012pour deux saisons. Ce rapprochement avec le club de la capitale permet à Go Sport de bénéficier d’une visibilité premium : présence du logo sur l’affichage dynamique du Parc des Princes, supports d’édition du club, et programme d’hospitalités. François Neukirch, alors directeur général, souligne l’importance stratégique de ce partenariat : « Fort de notre expertise avec nos espaces GO Foot, c’est un signe supplémentaire fort que GO Sport adresse à tous les fans de football ».
Plus récemment, Go Sport devient distributeur et fournisseur officiel du Schneider Electric Marathon de Paris, s’engageant pour trois ans avec ASO. Ce partenariat avec le premier événement de course à pied en France renforce le positionnement de l’enseigne autour du dépassement de soi et lui permet de toucher directement 40 000 coureurs.
Les premiers signes de faiblesse et la concurrence accrue
Malgré ces innovations, les premiers signes de difficulté apparaissent dès les années 2000. Go Sport se retrouve confronté à une concurrence de plus en plus féroce, notamment avec l’émergence de Décathlon, qui révolutionne le marché avec ses marques propres et ses prix agressifs.
En 1999, révélateur de ces tensions, Go Sport attaque Décathlon pour abus de position dominante, lui reprochant d’user de sa puissance financière pour interdire l’accès à certains marchés. Cette bataille juridique illustre la pression concurrentielle croissante sur le secteur.
La position de Go Sport s’érode progressivement : avec 9% de part de marché, l’enseigne décroche nettement du leader Décathlon (33%) et se voit même distancée par Intersport (12%). « Les jeux sont définitivement faits », commente avec fatalisme un ancien haut cadre cité par Capital en 2014.
L’instabilité managériale contribue aux difficultés : « En douze ans, j’ai connu six directeurs généraux. Cette boîte n’a jamais trouvé l’équilibre entre sport et mode, promotion des marques et produits maison », témoigne un ancien cadre. Cette valse des dirigeants révèle l’incapacité de l’entreprise à définir une stratégie cohérente et durable.
Les résultats financiers se dégradent : en 2010, le groupe affiche une perte de 15,2 millions d’euros au premier semestre, et le chiffre d’affaires fond de 766 millions d’euros en 2004 à 683 millions en 2010. En 2013, le groupe Go Sport réalise un chiffre d’affaires de 641,9 millions d’euros, soit un taux d’évolution global de -11,66%.
La crise sanitaire : le coup de grâce
La pandémie de COVID-19 en 2020 agit comme un révélateur et un accélérateur des difficultés structurelles de Go Sport. Les mesures de confinement et les fermetures temporaires des magasins non essentiels privent l’enseigne de ses principales sources de revenus, aggravant une situation déjà précaire.
Paradoxalement, la crise sanitaire stimule d’abord certains segments comme le fitness à domicile et le running urbain. Go Sport tente de capitaliser sur ces tendances en lançant un nouveau concept magasin en décembre 2020 avec l’ouverture de Go Sport Paris-Place de la République sur 1 800 m². Ce point de vente illustre la nouvelle stratégie reposant sur quatre piliers : l’accompagnement dans la pratique sportive, la présence renforcée dans les centres urbains, l’expérience omnicanale, et une offre basée sur les marques de référence.
Cependant, ces initiatives arrivent trop tard. La demande pour les équipements sportifs reste impactée par les restrictions sur les événements sportifs et les limitations des rassemblements. De nombreux consommateurs réduisent ou reportent leurs achats, accentuant les difficultés financières de l’enseigne.
L’ère Michel Ohayon : espoirs déçus et nouvelle débâcle
En 2021, Go Sport est racheté pour un euro symbolique par HPB (Hermione People & Brands), la branche distribution de Michel Ohayon, homme d’affaires bordelais spécialisé dans l’immobilier. Ce rachat suscite d’abord l’espoir d’un redressement, Ohayon ayant déjà repris plusieurs enseignes en difficulté comme Camaïeu.
Cependant, la gestion d’Ohayon s’avère rapidement problématique. En novembre 2022, une enquête pour « abus de bien social » est ouverte par le parquet de Grenoble. Les enquêteurs s’intéressent à deux « ponctions » suspectes sur la trésorerie de Go Sport de plus de 50 millions d’euros, alors que l’entreprise avait bénéficié de deux prêts garantis par l’État d’un montant de 55 millions d’euros lors de la crise sanitaire.
Selon les investigations, la première ponction de 18 millions d’euros aurait servi à payer les salaires de Camaïeu avant sa liquidation, tandis que l’autre, de 36 millions d’euros, aurait financé l’achat du réseau Gap. Ces mouvements financiers opaques fragilisent davantage la situation de Go Sport et inquiètent les 2 160 salariés français.
Le redressement judiciaire et l’épilogue Intersport
Le 19 janvier 2023, le tribunal de commerce de Grenoble place le Groupe Go Sport en redressement judiciaire suite au constat de cessation de paiement. Le rapport du cabinet Eight Advisory & Associés estime un passif de plus de 14 millions d’euros. Deux administrateurs et deux mandataires judiciaires sont désignés pour une période d’observation de six mois.
Cette situation dramatique survient quelques semaines après la liquidation de Camaïeu, également propriété du groupe HPB. L’enquête judiciaire s’élargit aux chefs d’escroquerie en bande organisée, blanchiment habituel, banqueroute et abus de bien social, concernant potentiellement l’ensemble des sociétés de Michel Ohayon.
Le 28 avril 2023, après avoir examiné près d’une vingtaine d’offres de reprise, le tribunal de commerce de Grenoble choisit l’offre d’Intersport France et Al-Mana. Cette reprise marque la fin de l’indépendance de Go Sport après 45 ans d’existence.
Pour Intersport, cette acquisition représente une opportunité stratégique majeure. Gérard Leclerc, président d’Intersport, explique : « Nous avons repris le réseau en septembre 2024. C’était une étape importante, notamment pour renforcer notre présence à Paris intra-muros. Cette reprise, c’est aussi 323 000 m² supplémentaires que nous avons intégrés dans notre réseau ».
L’intégration se fait rapidement : la plupart des magasins repris sont convertis en boutiques Intersport, tandis qu’une vingtaine d’enseignes Go Sport sont maintenues, avec un recentrage sur les sports outdoor. Cette transformation s’inscrit dans la stratégie offensive d’Intersport face à Décathlon.
Enseignements entrepreneuriaux et perspectives
L’histoire de Go Sport offre de précieux enseignements pour les entrepreneurs contemporains. Elle illustre d’abord l’importance de l’adaptabilité stratégique face aux mutations du marché. Malgré des innovations digitales précoces et une vision omnicanale pertinente, Go Sport n’a pas réussi à opérer sa transformation assez rapidement pour faire face à la concurrence de Décathlon et aux nouveaux modes de consommation.
La saga révèle également les dangers de l’instabilité managériale et du manque de vision à long terme. Les changements répétés de direction générale ont empêché l’émergence d’une stratégie cohérente, l’entreprise oscillant constamment entre positionnement sport et mode, marques propres et marques nationales.
L’épisode Michel Ohayon souligne les risques liés aux rachats opportunistes par des investisseurs peu familiers du secteur. Le manque de synergies réelles et la gestion financière discutable ont précipité la chute finale de l’enseigne.
Paradoxalement, la reprise par Intersport pourrait donner une seconde vie à certains éléments de l’héritage Go Sport. L’expertise en sports urbains et outdoor, l’implantation privilégiée en centres-villes, et l’expérience client développée constituent autant d’atouts que le nouveau propriétaire peut valoriser dans sa stratégie de conquête face à Décathlon.
Cette histoire rappelle enfin que dans l’économie moderne, la légitimité historique et la notoriété ne suffisent plus. Seules les entreprises capables de réinventer continuellement leur modèle économique, leur proposition de valeur et leur expérience client peuvent survivre dans un environnement concurrentiel de plus en plus féroce.
L’épopée Go Sport, de Grenoble à Intersport, restera comme l’un des cas d’école les plus instructifs de l’entrepreneuriat français contemporain : une leçon d’humilité pour tous les dirigeants qui penseraient que le succès passé garantit la pérennité future.
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